Philippe Lavialle
DANSER (Pour une poétique incarnée du geste)
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« DANSER »

 

Pour une poétique incarnée du geste.

 

C’est grâce à la photographie que s’est révélée pour moi depuis bien longtemps déjà - à travers la danse et plus récemment, depuis 2009, à travers la danse Biodynamique initiée par Rafael Baile - cette poésie justement dynamique, vivante et fluide du corps en mouvement.

 

Car, la danse est ici un poème gestuel, une onde éphémère…

C’est une poésie céleste mouvante et émouvante, une symphonie muette.

Comme les mots [, les gestes] naissent d’une relation physique avec le monde (1) !

Oui, comme les mots, ils nous traversent et ils nous portent en silence…

Les gestes sont alors des mots sans dire !

Ils sont la pensée primordiale et pure du corps libre, vibrant dans l’espace hors de tout esprit prosaïque et calculateur…

Ils affleurent, et sont à l’écoute profonde (2) et sensible des lueurs d’un monde nouveau qui émerge ;

Ils sont ici la voix de l’âme qui descend dans la matière (1),

Et s’incarne patiemment dans l’ombre avant de disparaitre dans l’éclat un élan fulgurant…

A travers la photographie, c’est un voyage dans l’instant,

Que nous entreprenons justement dans l’univers de cette fulgurance.

 

Le corps dansé est une sculpture vivante, rayonnante et dynamique pour le photographe.

Il y a l’attrait de la lumière jouant, caressant la matière charnelle.

Une matière souple et malléable, parce qu’elle est incarnée,

Parce que la vie s’exprimant là, transcende la chair et la magnifie !

Là est révélé le pur Esprit !

 

De cette incarnation de l’ÊTRE est né le fondement même du vivant,

Du corps émergeant qui petit à petit se délie, s’anime puis s’affirme,

Offrant à nos yeux des formes toujours nouvelles d’expression.

Un corps presque surpris par cette lumière à la fois révélatrice de son incarnation et de son dynamisme, de sa puissance ;

 

Mais également lumière nourricière du vivant !...

 

Car, nous sommes corps de Lumière éclatant !... Sa force et son énergie brillent là !

Car encore, cet éclat nourrit la chair incarnée et vivante, palpitante…

L’Être habite ce corps, et la Lumière l’anime.

Elle l’anime, oui, mais révèle également à l’Être (et au regard des autres) cette merveilleuse phosphorescence de l’Esprit qui est le sien et nous offre à voir tout son sens, toute sa spécificité créatrice devrais-je dire !

 

Et, le réel travail du photographe est justement lié à ce regard de l’autre : il doit en être la conscience, le révélateur. Car, il incarne effectivement par son travail méticuleux cette question fondamentale de la révélation !

Passer du « regarder » au « VOIR » !... Révéler encore et encore - en définitive - l’Être particulier, unique, suprême, enfoui dans cette chair si belle et si vitale… Révéler - c'est-à-dire aussi, faire éclore, éclairer, mettre en lumière - la beauté du geste qui émerge du vivant, se développe, se (re)dresse, se répand et porter ainsi le regard ouvert du « regardeur » éclairé jusqu’à l’émerveillement…

Voilà l’œuvre poétique qui pointe au bout de l’œil fébrile et du doigt agile du photographe qui sans relâche active le déclenchement de la prise pour capter au final, l’essentiel !...

 

A travers ce corps magistral luttant avec la gravité, à travers cette lumière qui l’emplit et le révèle et le temps de son incarnation dynamique, deux œuvres parallèles, mues en un duo fusionnel, se rencontrent et finissent par se fondre !... D’une part, il y a l’œuvre du vivant, qui exprime la profondeur de cet Être unique qui s’expose à travers sa danse. Œuvre qui est rythmes de Vie dévoilés qui éclate ; ondulations expressives d’une vérité enfouie, révoltée parfois par son enfermement !… Et d’autre part, il y a également cette œuvre seconde mais non moindre, qui veut faire émerger et éclore, au grand jour du regard éclairé des voyants, l’insaisissable écriture du vivant, fouillant l’obscure grammaire des encorbellements gestuels et révélant ainsi cette temporalité inexprimable en un récit minimal et condensé. C’est là, que s’inscrit justement tout le sens poétique propre à l’univers photographique… Saisir la lumière, la matière et le temps, mais aussi et par là même, saisir le grain de la matière vivante, l’ombre d’un pli de peau, l’arborescence architecturale d’un geste éphémère, qui échappent par leur vélocité ou leurs acrobaties au regard de tous ou presque, même les plus aiguisés !

La danse est de fait un art sacrificiel : tout y est toujours définitivement perdu !... Mais, la photographie révèle l’œuvre profonde du sacrifice et la transcende ! En se concentrant sur l’essentiel, la photographie est donc rédemptrice ! D’où cette union sacrée devenue nécessaire aux contours de son histoire et de sa mémoire…

 

Voilà qu’ici ont fusionné deux arts fondamentaux ! Y-a-t-il là illusion, manipulation ?... Non !

Car, une nouvelle vie commence alors pour ces corps figés, « éternisés » sur le papier glacé...

Certes, ils sont justement « figés comme la mort » ! Car sur ce point, la photographie est bien un médium mortifère… Mais, de cette vie imprimée devenue apparente, plus de quatre vingt dix pour cent restent sans doute inaccessibles au regard ; matière subtile invisible, éther inaccessible profondément immergée, comme pour un iceberg ! Car en deçà de cette ligne de surface qui sépare le monde du réel des vastes mondes cachés, il y a au fond des tempêtes enfouies sous la lisière du visible… Ainsi, bien que masqué au regard profane, l’invisible n’en est pas moins là, grandement submergé par la vague des apparences sous la surface lisse du monde incarné ! Et là encore, cette « supra-réalité » est bel et bien présente s’y l’on tente de s’y attarder quelque peu par l’esprit !

A travers la théâtralisation du geste chorégraphique et grâce à la magie photographique, il s’agit donc ici de transmettre et de donner à voir l’invisible (pour ne pas dire, l’indicible) de cette vie offerte si spontanément, si ouvertement, et parfois même, dans sa plus humble nudité. L’image photographique est alors le lieu iconique où s’exprime la merveille à la fois fragile et éphémère de ce qui a été vu (ou seulement entr’aperçu) un court instant comme réalité superbe. Images d’une œuvre temporelle devenue intemporelle et donc, pourrait-on penser encore, presque éternelle ! Instants préservés, à la fois multiples et discontinus, passés et disparus, certes, mais parallèlement et presque à contrario, offrandes si intrinsèquement présentes en nous même et dans nos sentiments les plus profonds que ravivent ces images comme : mirages poétiques !

 

Le corps dansant dans la lumière et dans la joie est une merveille !

Et permettre au gens de rêver, voilà une autre question fondamentale. Car déjà, « le rêve est une création » (3) !

Sans doute est-ce cela le désir profond du danseur Biodynamique : rêver ! Et de ce désir, mu de l’intérieur (donc né de sentiments et d’émotions), faire naitre spontanément une chorégraphie improvisée et naturelle ?!...

De là, l’artiste chorégraphe aborde ensuite la danse comme une sorte d’osmose profonde avec la plus pure entité naturelle qui soit enfouie en lui et qu’il puisse animer, semblable, à s’y méprendre, à l’animal le plus indomptable… Et voilà que la plus lointaine et la plus archaïque, la plus sauvage et la plus farouche des manifestations restées rebelles en son sein devient la voie ultime et incontournable de l’expression entière et globale de son Être !

 

Pour moi, la photographie du geste relève de la poétique la plus pure, c'est-à-dire, d’un imaginaire incarné dans l’image et non pas simplement de la « représentation » ni de la « fiction » la plus triviale (au sens narratif actuelle du terme, comme dans le cadre d’œuvres cinématographiques conventionnelles)… Il est question là de faire surgir et d’inscrire cette offrande instinctive, ce geste primal, presqu’animale et très pur, dans l’acte pictural à travers une « vision » ! Mais par contre, il n’est pas question de sacraliser la sophistication, ni l’arabesque mentalisé ou savant devenu obscur par trop de mentalisation ! Le geste naturel doit être improvisé et non formalisé, ni encore moins théorisé !

Comme dans la musique sacrée traditionnelle, il y a quelque chose d’extrêmement pur et cosmique à capter dans cette danse là ! Une sorte de réalité sensible, insondable… Idéale et donc indomptable ! C’est une œuvre parfaite qui se dissout dès qu’elle est vue !

Car, la grâce graphique et chorégraphique, faite de géométries abstraites, dont est capable un corps, devient alors pour l’observateur, le support et le moteur d’un processus méditatif : de cette véritable vision, qui porte le regardeur jusqu’à une forme d’hyper acuité visuelle, sensible et cérébrale à la fois, fruit d’une perception globale et simultanée intense ; acuité visuelle qui peut parfois être portée au plus haut niveau, comme une sorte d’illumination marquée d’une jouissance extrême. Et c’est cela qu’il nous faut parvenir à restituer, à transmettre et à transmuter par l’image à travers notre médium photographique, afin que puisse transparaître l’émerveillement visuel et poétique de l’opérateur (ce qui demande de sa part une intériorisation quasi parfaite !…) ; émerveillement qui résulte de cette découverte fortuite d’un esprit rebelle et primitif à la fois, émergeant au détour d’un geste rituel,  incisif et tranché, presque calligraphique, qui n’est autre que l’écriture sensible et rare d’une âme chorégraphe !... Ici, la photographie devient alors un support médiumnique puissant, un organe parfait de transcription de la vision !

 

Pendant de très nombreuses années, grâce à un de mes modèles favoris, j’ai pu utiliser certaines méthodes photographiques expérimentales (comme celle des séquences de planches contact) pour transcrire et rendre à travers des images multiples la force persuasive du regard méditant sur la beauté et la force poétique du mouvement corporel… Ce modèle avait un sens du geste et une capacité mimétique formidable pour se fondre dans la Nature, dans la forêt au milieu des arbres, dans les herbes, le sable ou la pierre… Il y avait par ailleurs une sorte de similitude entre le médium photographique poussé à son paroxysme expressif grâce à ce processus d’image multiple, et le fonctionnement biologique du regard et de l’œil, également poussé jusqu’à l’extrême limite de ses capacités… Le principe créatif mis en œuvre se superposait alors presque exactement et presque parfaitement à la « vision » pure du photographe contemplatif que j’étais devenu face à ce miracle mimétique.

Ainsi, le mécanisme de prise de vue photographique tentait de rejoindre le phénomène perceptif (et réceptif) de l’œil du regardeur (et de l’esprit), émerveillé par l’interprétation née d’un procédé de création complexe de transmutation (toujours transparent et invisible dans son processus).

Aujourd’hui, grâce aux images présentées, même si par beaucoup de côtés, ce processus de création a été profondément et fondamentalement simplifié, il n’en reste pas moins presque aussi expressif dans son ensemble que des séquences, dans la mesure ou le travail dévoilé ici représente une globalité lisible (et vous pouvez tout de même observer également dans ce livre quelques séries construites) ; et cela, même si l’on peu toujours penser que la multiplication des photographies, transcrite en une seule image composée de multiples vues, est un moyen inégalable pour rendre encore bien plus vivante et dynamique la beauté poétique de ces instants furtifs et éphémères du corps dansé…

 

Par ailleurs et pour conclure sur une note sans doute plus philosophique encore, je voudrais exprimer un point de vue personnel qui me parait essentiel.

Car aujourd’hui dans nos sociétés, nous ne pouvons plus regarder le corps – et le corps dansé en particulier – avec cette vision obsédante et tranchée, encore tellement entaché d’inquiétude, d’interdits, de tabous, d’obscurantisme, et par là même, marqué de perversités, d’obscénités et de violences insupportables… Nous devons accepter enfin de pouvoir montrer un corps dans sa véritable perfection : libre et nu, et cesser ces persécutions incessantes, dogmatiques et inacceptables !

Nous devons découvrir ce corps naturellement… Le redécouvrir devrais-je dire, dans sa vérité pure, sa simplicité, sa beauté parfaite, sa puissance et sa plénitude, qui est force de Vie !... Offrande sacrée dont nous jouissons et dont nous sommes dépositaires, afin de construire et d’écrire un nouveau monde de poésie, de joie et de vraie LIBERTE ! Et nous nous devons enfin de transmettre et de partager nos visions libérées de toutes les passions pathologiques et torturantes qui ont ternis l’image de ce corps médiumnique, bafoué, entravé depuis tant de siècles, afin de lui restituer son essor et son sens sacré primordial ! Car il est souvent un messager muet qu’il nous faut écouter !

 

En disant cela, je pense évidemment aux merveilleuses images photographiques de peintures ethniques réalisées par le grand photographe allemand Hans Silvester (4). Véritables miroirs emprunts de la plus pure liberté d’expression corporelle ; stupéfiantes chorégraphies chromatiques faites de végétaux, de fleurs et de terres naturelles colorées, posées à même la peau nue (que l’on pourrait justement nommer Biodynamiques !) ! Ces vues ont été prises en Afrique de l’est, dans la vallée de l’Omo en Ethiopie. Elles sont le témoignage irremplaçable et définitif d’un monde de traditions ancestrales qui est en train d’être sacrifié, de se désagréger, de se désincarner et d’être déraciné et donc perdu. Nous le voyons disparaitre irrémédiablement sous nos yeux, à cause principalement d’un tourisme insensé et d’une forme de terrorisme culturel !... Ces photographies sont le cri d’un peuple entier qui est en train de sacrifier, d’annihiler lentement et définitivement sa vérité intérieure et donc son identité ethnique la plus profonde ! Cela relève de l’extinction inconsciente d’une part de notre mémoire collective, de celle qui est un patrimoine planétaire irremplaçable (donc appartenant de fait à tous) et porte en elle-même de ces savoirs et de ces connaissances qui n’ont pas de prix, hors-mis celui d’une culture vivante plus que millénaire…

 

Peut-être en partie, et au moins à cause de cela, nous nous devons de faire cette prise de conscience qui consiste à redécouvrir ce corps qui est nôtre. Nous devons lui restituer sa place et le respecter. Car il doit être enfin libre et aimé, afin de pouvoir exprimer naturellement l’essence même de la VIE de celui ou de celle qui la porte et de sa culture aussi… L’Être démesuré qui l’habite, dans sa grande originalité, ne pouvant émerger qu’à ce prix là !...

 

                                                                                  Philippe Lavialle (Déc. 2013).

 

 (1) : Jean Daniel Fricker. (2) : Alban Berg. (3) : Jacques Chancel (au Grand Echiquier). (4) : Hans Silvester (« Les Habits de la Nature » / Ed. de la Martinière).

 
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