Depuis ses débuts, tout comme l’écriture, la photographie est une condensation. Condensation des réalités, des faits mais aussi de la pensée… Et de ce fait, elle peut parfois paraître erronée, exagérée ou même mensongère. Or, c’est un paradoxe dans le travail de Philippe Lavialle. La vérité y est clairement inscrite et limpide. Elle y est évidente si l’on veut bien s’y pencher avec attention en laissant de côté tous ses préjugés… Et malgré la prégnance parfois violente et récurrente du réel qui s’impose dans l’image photographique, une poétique presque irréelle émerge de son travail. C’est ce que l’artiste appel la « Vision Supra-réelle »…
« Tout ce que vous ne voyez pas existe ! » dit-il. « La photographie est le temple des yeux » et se présente donc comme un lieu de méditation ! Le grand peintre Balthus n’avait-il pas eu de semblables visions quand il déclarait : « Le réel n’est pas ce que vous croyez voir. On peut être réaliste de l’irréel et figuratif de l’invisible. » Et ajoutait- il : « Quand je peins, c’est comme une prière. » (1) L’artiste peut être parfois provocateur. Mais, s’il y a provocation, c’est pour éveiller, et surtout exiger le questionnement !... S’il le fait, c’est qu’il est « inspiré par de profondes suggestions intérieures » (de ce fait et par nécessité, il s’oppose aux courants, modes, conventions, dogmes, tabous, interdits, absurdités, pouvoirs…). L’œuvre ainsi réalisée est une offrande portée aux hommes. Il en résulte qu’elle relève du sacrifice. Disons le, l’artiste est seul face à l’œuvre et au monde. Sa position est toujours visionnaire et par conséquent, souvent difficile à porter et courageuse à assumer. Particulièrement face à un climat fait d’oppositions, d’hostilités, d’incompréhensions, voire d’obscurantisme… L’artiste est un messager. Et les messages ne sont pas toujours bons à entendre, pas plus que la vérité n’est facile à accepter !
Philippe Lavialle est de longue date un photographe expérimentateur (2). Pour lui, l’expression artistique est une façon d’être et donc de vivre… « Tout l’Art est expression de l’invisible et des grands principes qui le régissent » affirme-t-il. Par son travail, il relie en effet visible et invisible. Rationnel et irrationnel. Matériel et immatériel. C’est une pédagogie formidable qui est susceptible de nous éveiller à une nouvelle conscience du milieu cosmique dans lequel nous baignons… Nous pouvons alors traverser les parois étriquées de notre monde conventionnel pour accéder au point de vue Universel !
A travers la conscience que nous avons du travail d’une vie déjà bien avancée, on entre donc ici, singulièrement, dans le monde intérieur et sincère du photographe !… Pour lui, l’Art, ce n’est pas simplement transmettre des émotions !… Mais, à travers elles, c’est exprimer l’image du Sacré en le symbolisant par des représentations vivantes et fortes. N’y a-t-il pas alors du spirituel dans cet art là ? Car, si il s’agit d’expérimenter de façon quasi permanente le médium, ses images n’en sont pas moins chargées de désir, d’émotion et surtout d’une poétique particulièrement cosmique ! Il me semble que nous retournons là aux sources même des arts ancestraux – dit primitifs – non pas vraiment à travers la forme, mais à travers le fond, avec la résurgence entière des grands principes archétypaux de la Vie et de la Cosmologie classique. Cosmologie réactualisée à la lumière des connaissances de ce siècle. C’est à dire à travers les géométries de la nature (fractales) ou les théories de la physique quantique (Chromophotographies) pour ne citer que ces deux exemples là…
En cela, l’image photographique de Lavialle représente la mort de « l’instant décisif » !… Il joue presque à contrario un long continuum iconique qui ne cherche pas principalement à représenter le réel, mais se sert de lui comme support afin d’apporter, de proposer (voire de provoquer) une « vision » que seul un imaginaire fécond peut appréhender.
Pour l’artiste photographe qu’il est, tout acte de création est le fruit de cette Vision. Et sa vision s’exprime à travers un travail non sur la chair, illusion et feu dévorant (*), mais sur la matière corporelle : matière paysagère, sculpturale, matière mouvante (émouvante aussi !) et toujours matière vivante… C’est l’éloquence, non de cette simple chair souvent présente, mais du corps entier qui est exprimée là. Eloquence visible dans l’inconstante frénésie gestuelle mais aussi, dans la flamboyante géométrie de ses courbes perpétuellement renouvelées et fuyantes !
Pour Philippe Lavialle, la réalité apparente est une chose. Mais derrière cette apparence, il y a un second sens. Disons, une sorte de sens caché, de second degré… Comme une mise en abîme du réel, du temps… Et la photographie peut participer à la révélation de ce mystère. Tout au moins partiellement, par l’intermédiaire des prises de consciences profondes que chacun peut faire de ses limites.
L’art doit nous dire : la matière est illusion, elle n’est qu’image apparente de vérité. Voilà ce qu’il y a caché derrière : voilà la vérité première !...
La Maya, l’illusion du monde réel, n’est autre que celle que nous attirons (et construisons autour de nous) par l’intermédiaire de la qualité de nos pensées, de nos sentiments et de nos actes ! Il nous faut donc réapprendre à imaginer l’ampleur, l’immensité de ce qu’il y a enfoui derrière ce monde là, afin d’être capable de l’accompagner dans sa mutation ; un physicien dirait qu’il nous faut aller au devant de probabilités, voire d’étrangetés quantiques. Car, comme dans le domaine scientifique, en art, c’est la finesse du propos et des démonstrations expérimentées puis appliquées qui est susceptible de nous faire changer de dimension…
Cela représente une sorte de mise en abîme permanente de la pensée… Imaginez qu’il y a toujours quelque chose à comprendre, quelque chose de caché derrière, encore et encore… C’est un processus infini ! Qui peu parfois nous donner le vertige ! Mais, c’est aussi tout cela la conscience Supra-réaliste dans l’art photographique de Lavialle. Il y a ici pour lui, des mondes parallèles à explorer perpétuellement…
Donc, en regardant maintenant ces images, si vous pensez voir une chose bien précise, prenez du recul et essayez de trouver et de sentir l’écart qu’il y a entre le réel vu et ce qu’il recèle d’invisible et d’intimement enfoui en lui. L’important n’est pas l’objet représenté (ici le corps), mais bien plutôt le processus mis en place pour l’appréhender et la manière de le voir qui en découle !
Si vous voyez à présent, dans ces représentations « Miniatures », des images de nus érotiques, dites vous que le jeu des apparences (présentation, formats, poses, etc.) est trompeur et que l’humour, le sens de la dérision (pieds de nez fait à certaines pratiques actuelles de l’art contemporain, avec par exemple, l’exposition de très grands formats sur les cimaises muséales), voire parfois l’absurdité, peuvent être un « filtre de conversion », et vouloir au contraire révéler autre chose de beaucoup plus profond et subtil qu’il n’en parait !... Pour l’artiste - là où ses images pourraient sembler provocatrices à certains - tout est question d’esprit, de contrôle de soi et de sa pensée, et d’ouverture de conscience face à l’immensité universelle. Il nous faut donc là quitter les conventions réductrices encrées viscéralement dans nos esprits…
Il n’y a pas ici d’érotiques, mais d’exotiques paysages corporels, toujours merveilleusement changeants… Réapprenons donc à voir le corps (et particulièrement celui de la femme, si mystérieux) dans sa vérité absolue. C'est-à-dire, comme urne sacrée du vivant !...
Gauguin disait : « l’Eve de mon choix est presque un animal ; voilà pourquoi elle est chaste, quoique nue. » (3) Cette nudité là est sans calcul ! Et elle reste couverte d’un voile translucide, si la chasteté et la pureté du regard et surtout, de l’esprit qui regarde, viennent délicatement la recouvrir… Le regard peut être une caresse infiniment délicate, lorsqu’il traverse une conscience affinée. Ne retrouvons-nous pas ici, à travers la longue tradition des « Anatomies » de Lavialle, l’Eve de Gauguin, mais aussi, « l’érotisme sacré » de Balthus ?
Pour comprendre tout cela, il faut évidemment connaître au moins partiellement le travail du photographe. En effet, depuis la conception, dès 1982, de ses images de Séquences Mouvements (planches contacts présentées en 84 au Mois de la Photo à Paris), qui transcendaient déjà des lieux sombres en images vivifiantes, lumineuses, émouvantes et mouvantes, en passant par celles des Merveilleuses Fractales du Monde Vivant (« Lumigrammes »), qui montraient plus récemment des variations multiples de géométries végétales, celles des « Chromophotographies » (pure travail effectué sur la lumière au tournant du millénaire), ou bien les Maternités (« Elles Portent le Monde »), ou encore les « Corps Volants » (photographies subaquatiques du début des années 80), il y a à chaque fois, la Vie sublimée et subtilement inscrite dans l’écrin de ses photographies !... Cette vie cachée, profonde, quasi magique, qui anime tout et transcende encore une fois l’être, le lieu et l’image photographique qui les représente.
Le mouvement enregistré, ou parfois la simple présence harmonieuse des corps (géométries fractales de branches végétales par exemple…) offrent à voir la pure beauté du vivant. Beauté que nous devons à présent réapprendre très vite à considérer sérieusement, à voir différemment et consciemment comme « Merveille » ! Car, il y a urgence si nous voulons parvenir à préserver ce qui peut l’être de la Nature. « Merveille » que nous avons depuis trop longtemps bafouée, en nous en séparant et en ne la voyant plus… C’est donc ici qu’intervient le sens photographique très spécifique de Philippe Lavialle ! Ouvrir les yeux, effacer et même réduire comme le médecin les cécités… Montrer la maternité par exemple, c’est présenter la face cachée, la magie de cette énergie de vie : l’énergie sexuelle. Merveille qui ne peut être qu’espoir et prolongement de la vie, et donc, de nos vies. Dans la vision du photographe, vie végétale et maternités s’inscrivent infailliblement sur un même registre.
Mais aussi, ne nous y trompons pas, même si nous en sommes responsable, nous ne pourrons pas changer le Monde !… Mais par contre, nous pouvons changer notre monde intérieur, c’est à dire là encore, changer notre état de conscience !… C’est simplement à cela, qu’humblement nous invitent ces créations d’icônes vivantes et majestueusement poétiques de l’artiste !…
Par ailleurs, comme nous l’avons déjà remarqué, la nudité est un exercice courant dans le travail du photographe. Ce n’est pas une fatalité. On pourrait également penser à une facilité ou à un exercice conventionnel ou provocateur. Or, c’est le contraire… Parce que cette nudité (souvent inscrite dans la Nature, qui est son élément) montre le corps dans son intimité, dans sa beauté, mais aussi dans sa globalité et dans sa complexité : avec sa sensualité, sa sexualité et les tabous inhérents au thème ; l’approche poétique cherchant seulement à le libérer délicatement de tous les interdits qui chargent et encombrent nos sociétés occidentales sur ce sujet depuis des lustres !...
Pour Lavialle, le corps représenté n’est donc pas objet ni même corps sexuel, dans le sens vulgaire et conventionnel du désir, du fantasme ou de la perversité (aucun érotisme violent). Simplement et naturellement, il n’est ni plus ni moins, que corps sexué !... C'est-à-dire qu’il est corps présenté comme offrande de vie, cachant mystérieusement le sens de cet à-venir insondable et glorieux ; de cet avenir impensable, intouchable et même insoupçonnable pour la majorité de l’humanité. De ce fait, il transparaît alors comme corps offrande-Sacrée. S’étirant et se mouvant librement - sans tension - dans la multitude des images faites !... Et la sexualité est représentée dans ce travail comme pure merveille cosmique ! Ce qui n’exclu pas l’humour et le jeu, voire la dérision parfois.
C’est en quelque sorte la danse des sept voiles d’Isis qui est rejouée là… Mais une sagesse particulière est nécessaire à la compréhension de ce que révèlent les voiles une fois tous abaissés face à la Lumière (faite photographie) ! Le dévoilement procède d’une approche initiatique… A soulever les voiles de la déesse, on voit le miracle des miracles : soi-même !... En fait, ces voiles sont ceux que nous portons : ce sont les voiles de la passion humaine qui nous empêchent d’admettre la révélation des grandes Vérités !
Certes, cette version symbolique de l’art pourrait paraître simpliste à beaucoup… Or, à travers ce travail, s’opère une désobstruction que je crois juste, nécessaire, complexe et salutaire, tout autant que la Nature peut l’être ! Car pour Lavialle, le sens du Sacré : c’est l’insondable. Ce que l’entendement humain ne peut toucher par la connaissance, mais dont il jouit, est de l’ordre du sacré. Qu’il y touche et le détruise, et aucun retour ne sera plus possible !... En ce sens, le corps est le creuset du vivant. C’est là que se mêlent intimement monde éthérique - spirituel et monde matière - profane. La philosophie du photographe - tout à fait d’actualité - s’établie là, dans la conscience d’un sacré perpétuellement inscrit au cœur même de l’énergie de vie. Conscience que ce travail photographique tente d’offrir depuis trente ans au moins à ses contemporains (sans doute, pas toujours pleinement consciemment de son ampleur ni de sa spécificité dans sa prime jeunesse ; mais l’esprit y était déjà…). Et cela, à travers une vision pure et exempte de tout prosélytisme.
« Voir avec d’autres yeux », c’est justement entrer à pas feutrés dans ce temple qu’abrite la photographie, et pressentir les prémices d’une nouvelle façon de percevoir et de penser le monde… A travers cette Vision Supra-réaliste ?!… Certainement, oui ! Car, nous devons nous préparer dès maintenant à accueillir cette splendeur qui sera évidente à l’avenir : la perception juste des réalités cachées, intérieures, et de toutes celles qui nous entourent…