Interview de Philippe LAVIALLE

Par Christian ROUSTAN, pour le site « 1X »

(juillet 2014)

 

 

J’apprécie ton travail photographique depuis quelques années, pourrais-tu le définir en quelques mots et te présenter à ceux qui vont le découvrir aujourd’hui ?

Bonjour, je suis flatté du soutien de 1X !...

Il est toujours difficile de se définir soi-même ; mais je dirais sans doute, comme le disait Willy Ronis (et bien que je ne puisse me comparer à lui), que je suis un photographe polygraphe, c'est-à-dire un touche à tout !...

J’ai commencé la photographie lorsque j’avais 17 ans, à travers des photographies de sports et de portraits, puis de nature, d’animaux sauvages et d’insectes, car j’étais entomologiste depuis mon plus jeune âge !... C’est ce désir de photographier ces petites bêtes qui m’a fait espérer les portraiturer dès l’âge de 15 ou 16 ans !... Mais, je n’avais hélas pas encore de matériel.

A partir de 1974 j’ai fait trois années d’études dans une école de photographie et audiovisuel, pour devenir photographe professionnel, puis réalisateur… En même temps que je suivais des cours de dessin et de peinture, je commençais parallèlement à faire mes premiers nus dans un petit studio, à Paris…

Fin 1977, j’ai commencé à travailler à la Documentation des Musées de France, organisme rattaché au Louvre. Une place à l’Ecole polytechnique m’a permis de faire presque aussitôt mes débuts dans ce que l’on appelait à l’époque « les images informatiques »… A partir de la seconde moitié des années 80, je me suis tourné par intérêt vers la production de photographies scientifiques dans cette même institution.

Parallèlement, depuis 1979, je réalisais un travail de création et produisais des expositions personnelles et collectives en France et à l’étranger… Plus récemment, en 2012, j’ai pu présenter plusieurs œuvres au « Art Revolution Taipei » à Taïwan.

 

Quels sont les photographes / artistes qui t’ont le plus inspiré durant ta carrière ? Cela a-t-il modifié ton propre travail ?

C’est une question qui me touche particulièrement, car je considère comme étant très importante l’influence de nos aînés. Elle nous aide à nous construire, artistiquement et culturellement.

J’ai eu cette chance d’avoir de nombreuses influences très prégnantes au cours de mon évolution et de mon développement ; et cela grâce à la rencontre d’excellents photographes, particulièrement au cours de la première moitié des années 80. Andreas Müller-Pohle en premier lieu, que je suivais en 1982 lors de son workshop aux Rencontres Internationales de la Photographie à Arles. C’était un pédagogue allemand très exigeant et j’avais besoin de cela pour évoluer à ce moment là. J’étais un peu perdu et encore beaucoup trop enfermé dans la performance technique liée à mon apprentissage professionnel récent !... Il m’a appris à m’en détacher pour aller ailleurs… Je travaillais également la même année avec la grande photographe américaine Barbara Crane qui est aussi une pédagogue hors pair, et que j’aime toujours énormément ! Puis les influences suivantes, en 1983, furent celles d’Alain Fleig, pédagogue français rencontré à Paris au Studio 666 : photographe théoricien et critique, éditeur et enseignant à Paris VIII. Il m’a propulsé, durant plusieurs années d’échanges très riches, vers une approche plus réfléchie et plus approfondie encore de mon travail photographique personnel. J’ai suivi son enseignement et celui de quelques autres à l’Université Paris VIII, peu après mes études de socio-urbanisme, dans la même université… Enfin, je crois qu’il faudrait parler de l’américain Marc Power, rencontré lui aussi à Arles en 1983. Il m’a beaucoup apporté ultérieurement dans l’élaboration de ma propre approche de la pédagogie ; également encore, le philosophe français François Soulage, puis Jean-Claude Lemagny, conservateur général des estampes à la BNF : un passionné et un amoureux de photographie, que j’allais voir de temps en temps à la Bibliothèque Nationale à Paris ; aussi Roland Fischer un peu plus tard et quelques autres encore…

Sur le plan de la peinture, de nombreuses influences m’ont également aidés à me forger…

Et, je ne parlerai pas ici de la musique contemporaine ni de l’électro-acoustique pour lesquelles j’ai quelques affinités…

 

Au cours de ta carrière photographique diversifiée tu as mené de nombreux projets dans le domaine scientifique et artistique. Y en a-t-il un qui t’a apporté plus de satisfactions et pourquoi ?

Pour moi, l’expérimentation et particulièrement celle de la « Vision » à travers mon médium – ce qui était d’ailleurs un peu, disons le, le cheval de bataille d’Andeas Müller-Pohle – reste mon axe de création principal, si je puis dire… En définitive, tout tourne autour de l’œil, de la vision et de comment transposer pour transmettre à travers la photographie cette vision, qui est une forme de jouissance à voir certaines choses d’une certaine façon…

Je peux sans doute avouer que mes premières séquences de planches contact, réalisées au cours d’une très longue période durant les années 80, avec mon modèle favoris Pha-lê, sont pour moi d’excellents souvenirs. Souvenirs de ce plaisir que j’avais justement à découvrir au laboratoire puis à construire ensuite les séquences de Mouvements de Jupes que nous faisions au tout début. Séquences complètement extravagantes par rapport à ce que je faisais sur le plan professionnel !…

Nous partagions je crois à ce moment là, mon modèle et moi, ce plaisir et cette confiance qui nous propulsaient en avant et permettaient d’investir et d’enrichir sans cesse nos travaux à l’aide de nouvelles expériences photographiques. C’était une période très, très riche et très excitante. J’espère bien réaliser un jour un livre rétrospectif concernant tout ce travail accumulé pendant ces vingt années de partage, car nous vivions un véritable partage.

 

Comment définirais-tu en quelques points-clés ce qu’est la création ?

En quelques mots- qui sont ceux que j’utilise quotidiennement dans mes enseignements- la création cela se traduit pour moi en : pensée, sentiment, désir, intention, action création, vision. Mais aussi assurément, créer c’est : construire, car bien trop de créateurs se prennent pour de vrais artistes alors qu’ils sont dans la seule « transgression » (et non pas dans la « subversion », ce qui est une tout autre affaire…). Et ces personnages ne font que déconstruire et détruire ; ceux là créent en effet, mais ils créent des monstres et de la mélasse. Détruire est tellement plus facile que construire ! C’est une attitude pathologique tout à fait psychotique !

L’Artiste, lui, ne saccage pas. Il élabore, échafaude avec l’intention d’approfondir et d’améliorer les fondements même de ce qu’il est en lui-même: il se construit. Être artiste, c’est le travail de toute une vie et cela peut être profondément éprouvant parfois, mais aussi très souvent gratifiant ! Il y a quelque chose d’insondable dans la création, quand elle est élaborée par un esprit poétique évidemment, car c’est la Vie même qui s’est inscrite là ! Mais allez parler de ça aux directeurs de galeries contemporaines ou de certains musées, ça les fera rigoler ! C’est absolument tragique et dommageable pour l’avenir, particulièrement pour l’avenir de certains jeunes très doués qui sont souvent avilis et abîmés par des pédagogies perverses ; des pédagogies qui sont le fruit d’esprits torturés, de vrais malades, ou au mieux de pédagogues incompétents !…

 

Tu enseignes la photographie dans la plus prestigieuse des écoles d’ingénieurs françaises, qu’essaies-tu de transmettre en priorité à tes étudiants ?

Etant donné que ce sont des ingénieurs qui deviendront un jour l’élite de notre nation, je leur ai toujours dit expressément que je ne chercherai pas à faire d’eux des artistes, même si j’essayais toujours de faire que le travail très sérieux que je leur proposais soit ludique. Je leur disais donc que s’ils parvenaient à transposer et utilisaient en appuis, dans les domaines qui seraient les leurs plus tard, les méthodes de création que je leur proposais à partir de mon expérience propre, ils iraient plus loin que les autres, ils feraient sûrement mieux et pourraient peut-être même construire une autre société pour les autres et pour eux-mêmes...

Certains m’ont écouté et sont revenus me voir plusieurs années après les cours. Ils étaient devenus entre temps entrepreneurs et m’ont alors avoué qu’ils avaient fait cela et que ça marchait. J’étais ravi évidemment puisqu’ils avaient su transposer dans leurs domaines propres leur expérience artistique et photographique personnelle.

 

Quels conseils donnerais-tu à quelqu’un qui débute dans la photographie ?

Travailler beaucoup : aborder tous les sujets possibles et se diriger petit à petit vers ses thèmes de prédilection. Mais tout en cherchant toujours de nouvelles expériences avec curiosité, et dans tous les domaines, pas uniquement photographiques. Il faut être curieux, oui. Car la photographie permet d’assouvir sa curiosité ; c’est un métier passionnant, original et très convivial : on rencontre beaucoup de gens, et souvent ce sont des personnes très intéressantes et très enrichissantes. Ouvrir son esprit au maximum est primordial.

Ce n’est pas la technique qui est primordiale, même s’il est nécessaire de la maîtriser. Il faut aussi être capable de s’en séparer afin de parvenir au moment voulu à créer ses propres outils… Ceux qui répondront exactement à la transposition dans l’image d’une vision personnelle par exemple !

Actuellement, on peut souvent observer comment la photographie attire les convoitises, justement à cause de la facilitation qu’offre à tous la technique numérique… Mais cela ne donne pas des photographes, car ceux-ci manquent cruellement de culture iconographique et n’ont généralement que faire de cet art !

 

La majorité de ton œuvre est en noir et blanc. Y a-t-il une raison particulière ?

Oui car, à part les « Chromophotographies », qui comme leur nom l’indique, relèvent d’une expérimentation très spécifique sur la couleur, j’exerce plutôt mon art dans le domaine du noir et blanc… Je trouve que cela relève davantage du monde poétique et de l’imaginaire… La couleur fait plus « vrai », et il y a mentalement moins de transpositions possibles avec la couleur : on est tout à fait plongé dans la trace du réel! Et ce qui m’intéresse vraiment dans la création, c’est davantage l’imaginaire, c'est-à-dire ce que l’image propose d’inattendu, ce qu’elle provoque en nous d’imprévu.

De manière pratique, je crois aussi que je me sentais plus autonome pour développer en noir et blanc. J’aime maîtriser le tirage, même si je ne suis pas un excellent tireur ! Et puis, la maîtrise totale du processus, lorsqu’on est un expérimentateur comme je le suis, est primordiale. Je m’en suis aperçu, lorsque je devais réaliser par exemple les agrandissements de mes planches contact pour mes expositions. C’était infernal tant qu’on ne parvenait pas à instituer un processus reproductible, viable et irréprochable avec le laboratoire et le tireur

Avec le numérique, c’est très différent du traditionnel argentique dont je parlais auparavant : on peut absolument tout faire soi-même. C’est vraiment fabuleux, mais en même temps cela amène à des extravagances si on s’amuse avec la couleur de manière un peu trop gratuite ; mais hélas cela ne sert pas les photographies. Car il faut rester simple pour tenter de transmettre l’essentiel. C’est là que réside toute la difficulté. Beaucoup de photographes sont dans la sophistication technique, ils pensent pouvoir s’exprimer ainsi, mais ils n’ont absolument rien à dire, et ce n’est évidemment pas la couleur surajoutée qui les y aide !

 

Tu es encore très attaché à la photographie argentique, selon toi qu’est-ce qui est unique dans le film argentique que l’on ne peut pas recréer en numérique?

Je ne pense pas justement que l’on ne puisse pas recréer (ou reproduire plutôt) en numérique des phénomènes argentiques… Mais, je crains seulement qu’alors, cela ne soit plus de la création, mais de l’effet. C'est-à-dire que l’on crée un effet de ressemblance purement technique et tout à fait vide de sens et de substance… C’est très complexe à faire entendre à certains, mais il n’y a rien de créatif dans la technique. C’est un outil, tout comme le sujet n’est qu’un support à l’expression de l’artiste comme la pierre peut l’être pour le sculpteur !

Ce qui m’intéresse dans le procédé argentique, et que j’ai toujours soutenu, c’est que l’image traditionnelle (argentique ou autres d’ailleurs : charbon, collodion, bromoil, etc…), a ses spécificités et que le numérique a les siennes également!

C’est assez triste de penser que nous avons perdu cette diversité et ce patrimoine pour des raisons mercantiles, car la photographie reste une pratique et un art industriel dépendant des fluctuations du marché !...

S’il se passait qu’on ne trouve plus un jour de papier photosensible sur le marché, nous ne pourrions plus faire de photogramme, par exemple…

La question se pose également pour la disparition des films infrarouges et de toutes les émulsions au trait …

C’est pour cela que je défends le traditionnel, mais pas du tout contre le numérique, que je connais et respecte tout à fait pour l’avoir également pratiqué très tôt, dès 1978 bien longtemps avant tout le monde.

La photographie numérique aurait du être considérée dès le départ comme complémentaire de la photographie classique traditionnelle. Ce n’est qu’un nouveau médium : un « additif » !

 

Y a-t-il quelque chose qui te tient particulièrement à cœur et que tu voudrais réaliser dans les prochaines années ?

Beaucoup trop de projets (rire) !... Oui !... J’aimerai bien par exemple trouver les moyens de réaliser photographiquement un grand « Panorama de l’Europe », et monter ensuite une importante exposition européenne avec d’autres artistes rencontrés dans ce parcours et venant donc de toute l’Europe !...

Je crois que l’Europe actuellement se sclérose et s’empêtre dans des questions de pouvoirs politiques et s’enfonce de fait dans le grand marasme économique mondial. Elle devrait un peu plus s’occuper de diffuser la culture des différents peuples qui la composent, car ils ne se connaissent pas ! Comment construire une cohésion avec des peuples qui se sentent parfois si éloignés les uns des autres?

J’aimerais également continuer certains de mes projets photographiques personnels, comme les « Chromophotographies » ou les « Lumigrammes », qui sont des sortes de photogrammes d’objets fractals en volume (parfois présentés en relief à l’aide d’une technique stéréoscopique spéciale). Je suis loin d’avoir épuisé toutes ces questions, comme aussi l’exploration pure et simple du temps ou de la lumière : expériences déjà abordées, mais toujours en suspens et jamais finalisées entièrement. J’ai encore également quelques projets parallèles, comme les vitraux et les céramiques murales grands formats ou les « sculptures chromatiques actives »…

Et puis, il y a les très gros projets. Je pense à « l’Anthropologie Imaginaire » (je cherche toujours, depuis des années, le modèle idéal !), ou au « Théâtre d’Eau », conçu au cours des années 80, qui est un projet systémique sur l’art et la création liés à l’Eau, à l’environnement écologique, à l’éthique intégrée à la pédagogie et à la recherche scientifique.

Je pense aussi à « l’Exposition Photo-Musicale Subaquatique », élaborée en collaboration avec mon ami le compositeur contemporain Michel Redolfi, qui attend de voir le jour depuis plus de 30 ans !... Je pense enfin au dernier projet, plus récent : « Le Musée du Conservatoire Photographique Vernaculaire », qui est un projet élaboré depuis la fin des années 90 pour la conservation du patrimoine photographique traditionnel Européen, pour la recherche, la pédagogie et la création dans ce domaine spécifique… Vaste projet pour lequel je cherche toujours actuellement des collaborations et des aides ! A bon entendeur…

 

Avant cet interview tu ne connaissais pas le site 1X, quelles furent tes premières impressions à la découverte de ce site ?

Non, je ne connaissais pas 1X avant que tu ne m’en parles très récemment ! Il me semble qu’il y a là énormément de choses à voir, et me semble-t-il, une grande diversité !... C’est ce qui est intéressant, en même temps que la qualité des travaux présentés, qui me parait excellente. Le seul point noir pour moi est celui de la langue !... En effet, j’aimerai aussi pouvoir trouver une navigation et des textes en plusieurs langues (en français par exemple…). Mais, je comprends la difficulté, car mon site personnel, lui, est hélas tout en français (rire) !

 

 

Vous pouvez retrouver la parution illustrée et en anglais de cette interview sur le site photographique « 1X », à l’adresse suivante :            https://1x.com/blog/permalink/7722